L'eau coule. Froide, sur ton visage si pâle. Tes boucles blondes entourant ton petit visage. Tu as l'air si paisible, les yeux fermés, la tristesse qu'ils transportaient semble s'être envolée. Ils disent qu'à ton âge on ne peux pas déjà être triste, mais ne savent-ils pas que pour connaître et juger la vie il n'est pas besoin d’avoir beaucoup vécu, il suffit d’avoir beaucoup souffert ? Ton petit coeur a transporté trop de douleur, trop de tristesse. Un trop grand malheur t'as envahi. Tu n'y étais pas préparée, n'est-ce-pas ? Mais ils disent que les pires choses de la vie viennent librement à nous, parce que nous sommes dominés. Mais par quoi ? Qu'est-ce-qu'une fille de ton âge a-t'elle bien pu connaître comme grande peine pour être ainsi ? Tu ouvres les yeux, fixant le plafond blanc, limpide. Tout est trop parfait, ici. Ils font comme si rien ne s'était passé. Ils préfèrent nier le passé plutôt que de le reconnaître et de t'aider. Ils préfèrent compter sur le fait qu'à huit ans, on oublie vite. Mais toi, tu ne veux plus de cette peine et de cette tristesse que tu as longtemps tenté d'éloigner. Seulement elle revenait toujours, brisant les rêves et les espoirs que tu nourrissais. Une larme roule sur ta joue avant de se perdre dans l'eau de ton bain. Tu es toujours vêtue de ta robe blanche trop grande pour toi. Tu ne sais pas quand tu as perdue la tête, quand tu as commencé à sombrer dans ces ténèbres. Mais tu sais que personne n'a été là. Personne n'a rien vu. Tes yeux bleus paraissent désormais si vide. Ton corps lui-même a l'air vide, hanté, creux. Tu as perdu le goût de vivre avant même d'avoir réellement goûté la vie. Que t'es t'il arrivée, Leven Wildfire ? Tu fermes à nouveau les yeux, prend une grande respiration et t'enfonces au fond de ton bain, là où tu te sens finalement mieux. Peut être en sécurité, malgré l'eau froide qui te glace la peau. Et soudain, tes songes sont emportés en même temps que ton âme par la brise qui passe par la fenêtre ouverte. Des talons claquent contre le sol, mais tu ne les entends pas. Tu es si loin. Ceux sont eux. Ils t'appellent. Il faut que tu viennes. Mais tu n'entends pas. Et quand bien même, tu n'irais pas. Elle cogne à la porte de la salle de bain française. Tu es toujours perdue sous l'eau glacé. Tes lèvres sont blanches, ton teint est pâle. Elle ouvre la porte. Et pousse un cri. Un cri empli d'horreur face à ton corps au fond de l'eau. Cri t'elle parce qu'elle est surprise ? Ou parce que si tu pars tu lui manqueras ? Tu ne sais pas. Tu ne sais plus. Tu t'en fiches. Tu es ailleurs. Dans un monde qui n'appartient qu'à toi, où plus rien ne t'atteints. «
Oh mon dieu. Charles, Charles ! Appelez une ambulance, vite ! » Elle s'approche du bain, hésitante. Même sous l'eau tu sens son parfum bien trop odorant. Tu devines facilement de qu'elle façon elle s'est maquillée. Ou plutôt déguisée. Cachée sous son fond de teint. Tu te demandes finalement si elle aussi, elle est malheureuse. Et puis tu oublies. Tu oublies tout.
La brise se lève, fraîche, légère, promettant un avenir meilleur à qui voudra le croire. Avant, tu y croyais. Tu pensais que demain serait meilleur. Mais l'habitude de passer ta main sur ce grand lit bien trop vide et froid te rappelles que cela n'ira pas mieux.
Ils ne reviendront jamais. Ni cette femme malheureuse, ni Charles, ni aucun d'entre eux. Pour eux, tu es morte. Cela fait onze ans qu'ils t'ont oublié, après tout. Vient ensuite un rayon de soleil, doux et chaud sur ta peau trop blanche, il te paraît dur et brûlant, t'arrachant à tes rêves pour te ramener brutalement à l'instant présent. Cette réalité dont tu aurais rêvé t'échapper. Cette réalité que tu as tenté de berner, en te créant ton univers. Mais tu réalises que quoi que tu puisses faire, ton passé sera toujours derrière toi, que le pleurer ne servira à rien, l'aimer ou y penser ne changera pas ton avenir. Il ne fera que te faire manquer le présent. Tu ouvres les yeux. Ils sont toujours aussi vide. Mais désormais on y lit plus aucune expression. Madame Alberte se tient à côté de toi lors de ton réveil, comme depuis onze ans. C'est une vieille dame qui vient souvent ici. Elle dit qu'il faut sauver les âmes des enfants, car ils sont l'avenir. Pourquoi ne disent-ils pas tout simplement l'hôpital psychiatrique ? Cela t'agaces, ça n'est pas une honte, après tout ! Mais cette femme est si douce. Si gentille et attentionée envers toi que chaque matin, tu oublies ta colère. «
Bonjour mademoiselle Leven. » Tu lui souris. Elle passe sa main sur ton visage, comme si elle désirait t'offrir tout l'amour et la tendresse que le monde ne t'as pas donné. Elle commence à te parler de sa journée de la veille, racontant ses problèmes de voisinage avec ce vieux bougre de monsieur Sheppard, celui qui coupe ses plantes puisqu'elles dépassent légèrement de son jardin. Tu l'écoutes attentivement. Cette femme sait comment te parler, te calmer, te rassurer. Même à dix-neuf ans. Puis elle te lances un regard plein de compassion. Tu sais qu'elle va te parler de quelque chose d'important. «
Il faudra bientôt s'en aller d'ici, votre vie n'est pas là. Mais ailleurs. » Tu la regardes, perplexe. Tu n'as pas non plus envie de rester là pour toujours, mais pour aller où ? Quand tes parents sont morts tu es allée chez la famille de ton père, mais ces derniers t'on abandonné là, te jugeant trop dérangée. Mais maintenant, même les médecins disent que tu vas mieux. Tu sais pourtant que tu n'as rien fait de mal, jamais. Tu as juste eu envie de ne plus souffrir autant. Et ça, les médecins n'ont pas réussi à le faire. Il n'y a que madame Alberte qui sache t'apaiser. Mais dès qu'elle s'en va tu te sens à nouveau .. vide. «
Je n'ai nul part où aller. » dis-tu simplement. Ses yeux s'écarquillent. Elle n'a pas l'habitude d'entendre le son de ta voix, habituellement, c'est elle qui parle. Mais elle te sourit tout de même. «
Le monde est vaste, il serait temps de refaire votre vie. » Tu te relèves de ton lit et fixes le planisphère en face de toi. Avant cela t'amusais de penser qu'un jour, tu déménagerais à Paris. Ou peut être à Lisbonne. Ou bien alors à Buenos Aires ? Tu pouvais te reconstruire n'importe où. Tu sors de ton lit, posant tes jambes tremblantes sur le sol froid. Et tu marches jusqu'à la carte du monde. Tu fermes les yeux et passe ton index sur la carte. Tu t'arrêtes. Tu ouvres à nouveau les yeux. «
Australie. » lâches-tu d'une voix intriguée.
«
L'embarquement du vol AE526 en direction de Melbourne est ouvert, porte un. » Tu tires ta valise derrière toi. Pour la première fois depuis longtemps, tu sembles heureuse. Tu n'es plus la fille dérangée de l'hôpital psychiatrique pour enfants de New York, tu es quelqu'un d'autre. Quelqu'un de plus frais, de neuf. Quelqu'un qui compte rattraper le temps perdu entre ces quatre murs. Soudain tu entends les mêmes claquement de talons qu'il y a plusieurs années déjà. Tu fais volte-face, faisant voler tes longs cheveux blonds. Une silhouette familière s'approche de toi, de la même manière hésitante qu'il y a plusieurs années. «
Leven.. Nous sommes profondément désolés de t'avoir laissé là-bas si longtemps. » Mais c'est trop tard. Tu n'as rien à faire avec cette femme, ni avec son Charles, ni avec aucun d'entre eux. Tu prends un nouveau départ pour une vie meilleure. Tu la toise et te retournes, t'avançant vers la porte une. Désolés, ils disent ? Désolés ? Mais c'est elle qui l'est ! Désolée d'avoir été un fardeau qu'ils ont chassé de leur vie. «
Attends ! » Ses talons claquent vers toi. Tu te retournes, agacée. Elle te tends une liasse de billets, l'air gênée. «
Pardonnes-nous. C'est pour que tu ais de quoi.. recommencer. » Tu baisses ta tête, souriant légèrement et la relève, l'air impitoyable. «
C'était pas de votre argent que j'avais besoin. C'était juste de votre présence. » Et tu continues ton chemin, passant la porte une et t'enfonçant dans l'avion. Ta dernière pensée, tu l'adresses à madame Alberte, la seule bonne âme que ton chemin ai eu la chance de croiser. Puis tu cherches au fond de ta poche un petit papier contenant la carte bancaire et son code de cette femme qui n'a pas su t'élever. Un sourire satisfait se dessine sur ton visage. Tu as trouvé ce petit bout de papier il y a longtemps alors que tu te cachais dans leur grande maison. Maintenant, il est temps de profiter.
La fillette renfermée sur elle-même n'est plus. C'est une toute autre femme qui se dresse à sa place. Fétarde, adepte des coups d'un soir, joueuse et séductrice. Une femme sans-attache qui n'attend plus rien de personne. Elle est partie, la gamine. Elle s'est noyée dans ses rêves déchus. Elle est devenu quelqu'un d'autre. Adossée à une chaise, tu regardes ton verre vide. Le serveur ne veut plus t'en remettre un sous prétexte que c'est bien trop dangereux de boire autant. Foutaises, c'est pas son problème en plus ! Un pauvre type t'aborde. «
Hey, je me disais qu'on pourrait peut-être.. » Tu te retournes, le dévisage, lui et son air de pervers collé à la gueule. Il s'approche de toi. Tu lui colles un poing entre les deux yeux. Le gars tombe par terre, complètement défoncé. Tu te penches vers lui et lui murmure: «
Non je crois pas. » Puis tu te relèves, sans tituber, sors du pub et t'enfonces dans l'épaisseur de la nuit.