La vie est pour beaucoup une succession de déceptions. On s'attache à des rêves bien qu'on sache pertinemment qu'ils ne se réaliseront jamais. Mais pourtant, on espère et on continuera d'espérer jusqu'au dernier jour. Après tout, pourquoi se contenter d'une étoile lorsqu'on est persuadé qu'un jour à l'autre on arrivera à décrocher la lune. Les humains sont idéalistes, naïfs, une bande d'innocent jetés en pâture dans une société perverse. Perverse, et injuste qui plus est. Qui, de droit, peut affirmer que chaque homme mérite sa condition. Qui, de droit, peut affirmer que le pauvre mérite d'être pauvre, que le riche mérite d'être riche. Personne, personne ne le peut. Et c'est seulement quand l'homme aura compris cela qu'il pourra enfin songer à une société plus juste. Pas idéale, non, c'est impossible. Vous me prenez certainement pour une hypocrite, et dieu sait qu'il y en a beaucoup dans ce monde. Et bien, vous avez raison, je suis hypocrite. J'ai une vie de rêve. Je suis une brillante avocate, j'ai épousé un homme parfait, je réside dans un très beau quartier, ma pelouse est plus verte que celle de mon voisin et ma voiture plus grosse. Et pourtant je me permet d'épiloguer innocemment sur les inégalités sociales. Devrai-je avoir honte ? Certainement.

« Chérie ? Tu es rentrée ? » J'entendis les souliers de mon mari claquer sur le carrelage de l'entrée, puis quelques secondes plus tard le vis entrer dans le bureau où je travaillais. J'étais concentrée sur un dossier et ne pris même pas le temps de lui répondre. Une goute de sang perlait sur ma lèvre inférieur, signe d'anxiété. « Tu devrais faire une pause, tu as l'air exténuée. » dit il calmement en posant une main, qui se voulait sans doute être rassurante, sur mon épaule. Je jetai un rapide coup d'œil à ma montre, en effet, il était près de deux heures du matin. Steve rentrait d'un diner d'affaire. Cela faisait déjà trois fois ce mois ci que je refusais de l'accompagner pour pouvoir boucler un dossier. « Je ne peux pas » répondis je à mi voix. J'avais travaillé sur ce dossier d'arrachepied durant des semaines et l'audience avait lieu le lendemain, je ne pouvais pas bâcler la fin sous prétexte que j'étais légèrement fatiguée. « Comme tu voudra, je vais me coucher. » J'avais rencontré Steve au Country Club dans lequel je jouais au tennis. Il répondait à tous les critères que j'avais établis. Il était brillant, charismatique, poli et pour finir, il comptait devenir chirurgien. C'était un ange tombé du ciel. Il arrivait à lui seul à me faire penser que moi aussi, j'avais le droit de mener la vie dont je rêvais. Et pourtant, un mariage et onze ans plus tard, j'avais cette désagréable impression que malgré tout, je n'étais pas heureuse.

« Everdeen ? Dans mon bureau. » Le patron du cabinet d'avocat dans lequel je travaillais venait tout juste d'arriver. Déjà ses assistantes lui courraient autour, le déchargeant de son manteau, lui tendant son café... Il avait lâché ces mots en passant devant mon bureau. Mon cœur battait la chamade, que me voulait il ? Avais-je fait quelque chose de mal ? Moi la personne la plus maniaque que la terre ai connu avais-je pu faire quelque chose de travers ? Après avoir réajusté mon brushing déjà parfait dans l'écran de mon ordinateur et remontait le plus discrètement possible mes collants, je m'empressai de rejoindre son bureau. « Coline, voici Thayer Hopkins, il vient tout droit de Montréal. C'est un avocat brillant et il vient s'installer à Melbourne, je compte sur vous pour l'aider à prendre ses marques ici. » J'acquiesçai sans dire un mot. L'homme assis face au directeur semblait avoir une trentaine d'années, il avait un sourire narquois collé aux lèvres et l'air franchement débraillé. Comment un homme comme lui pouvait être un "brillant avocat".

« Tu verrais cette homme ! C'est le pire des goujat ! » Je mélangeais frénétiquement la salade alors que mon frère Noe, accoudait au bar américain de ma cuisine s'amusait avec les biscuits apéritifs. J'étais très remontée contre ce Thayer, en une semaine qu'il était là, j'avais déjà envie de lui arracher la tête. « Oh allez je suis sûr que tu exagères ! Il ne doit pas être si terrible que ça ? Si ? » demanda Noe en avalant une pistache. Chaque premier dimanche du mois, ma famille au grand complet se réunissait pour un bon repas. Noe était le premier. « Si ! Mais ne gâchons pas cette journée, arrêtons de parler de lui. Pippa ne vient pas ? » La dénommée Pippa avait été l'organisatrice de mon mariage et elle était désormais la fiancée de mon petit frère. « Elle doit superviser un festival mais elle se joindra peut être à nous plus tard. » Noe venait de prononcer les mots que je ne voulais pas entendre "peut être" et "plus tard". En bonne maniaque, je commençais à m'énerver « Peut être ? Plus tard ? Bon dieu Noe, tu ne peux pas être plus précis. Tu aurais pu me prévenir maintenant. J'ai compté sept couverts ! Ça va faire du gaspillage ! »